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Publié le 26 Janvier 2015

14 Ricardo

C’est une tâche difficile que d’évoquer l’ami disparu quand il s’agit du plus proche d’entre eux, plus encore quand il s’agit d’un des créateurs majeur du siècle. J’égrènerai donc quelques souvenirs communs.

Ricardo n’était pas présent physiquement à notre première rencontre en 1978 quand je visitai à La Havane son Ecole d’art. Ce fut pour moi un choc émotionnel, aussi fort qu’un concerto de Bach joué par Maria Joao Pires, un solo de Coltrane, une marine de Braque à Vanrengeviille. Splendide hommage caraïbe au blason du corps féminin, dans les courbes, les contre-courbes, les lobes des salles de classe, jusqu’à sa fontaine goyave, source de toute vie.

Un opéra de Bob Wilson et un film américains racontent la geste révolutionnaire de cette réappropriation populaire des terrains de golf, l’enthousiasme qui déferla le temps de la construction épique avec ses deux confrères italiens et son génial maçon espagnol. L’architecture contemporaine ne se limitait donc pas à la grille standard des banlieues carcérales mais, dans de bonnes mains, elle pouvait au contraire être la source d’un plaisir esthétique raffiné offert à tous.

Dès les années soixante Ricardo avait assimilé en Europe, à Paris, à Venise l’architecture moderne. Il fait ses propres choix originaux : refusant la sècheresse de l’abstraction géométrique, il défend la figuration en pensant ses formes en termes organiques, lyriques, anthropomorphiques, dans son architecture comme dans ses sculptures, ses peintures, ses gravures qui sont au Moma.

Héritier de Gaudi et Frank Lloyd Wright, il rejette le rationalisme étriqué de la grille orthogonale obligatoire, bien avant que la CAO de chez Dassault permette à Gehry et quelques autres de projeter dans l’espace urbain la ronde bosse des sculpteurs, manière de protestation poétique contre une Suburbia aussi arithmétique et morne que le profit brut. Encore Ricardo n’a toujours pris le plus souvent que des objets usuels de la ville, avec des enveloppes de prix habituels, donc modérés. Le tour de force est plus aisé avec des prix au mètre carré cinq, dix ou quinze fois supérieurs !

Dans les tensions de son école de danse, inspirées des drapés du Gréco ou de la bataille San Romano de Paolo Uccello, il s’efforce d’exprimer la libération du corps humain de la gravité mais aussi la violence dans l’histoire, le fracas des crises de l’hominisation.

Ce thème sera repris par les déconstructivistes, tels Coop Himmelblau ou Liebkinds. Il le développera lui-même dans ses casernes de Vélizy où, humour noir, ses gargouilles étaient des pistolets. A Plaisir, les verrières du commissariat me semblent assez bien représenter la violence étatique, comme les hallebardes entrecroisées des condottieri ses ancêtres, à qui Giordano Bruno dédia un poème …

En 1966, le choix de la voie soviétique et de son usine de logements préfabriqués Camus, gelant toute architecture et liberté, Ricardo quitte Cuba.

Avec la Pologne, l’immigration donnera ainsi à la France deux architectes de stature internationale. Les Américains, les Allemands, les Italiens, les Norvégiens, les Japonais ne s’y sont pas trompés qui ont célébré son talent. Son film américain a été enfin projeté à Chaillot, la République l’avait toutefois honoré de la Légion d’Honneur et des Arts et Lettres…

Le Grand Prix d’architecture aurait repris un lustre bien utile en osant l’inviter dans ses rangs…

A La Havane en 1994, j’ai eu le bonheur de filmer son retour sur la terre natale, vingt après. Nous n’osions troubler son intense émotion quand il parcourut dans son école d’art l’allée des origines de la vie, scandée des fins piliers arqués, entremêlés d’une toison de fines herbes, et ensuite, quand il entra dans la salle de bal de l’université voisine où pour la première fois il avait invité Elena à danser.

Son ami architecte devenu un temps ministre nous reçut alors dans l’aimable résidence officielle qu’il avait conçue, en quêtant des yeux une approbation du maître…

Côtoyant des puissants, nous sommes restés maîtres de notre destin, nous éloignant des révolutions quand elles étaient saisies d’une dérive étatique délétère… Mais nous ne devions rien regretter de ces années où, loin des conformismes, nous croyions sincèrement être portés par le meilleur de la vague historique… L’essentiel dans une vie d’homme n’est-il pas de ne jamais déroger à ses premiers engagements humanistes ?

J’ai découvert l‘ampleur de son œuvre dans le numéro spécial de l’Architecture d’Aujourd’hui que lui consacrèrent Marc Emery et Patrice Goulet, juste avant d’être écartés par les éditeurs…

En Yougoslavie, Ricardo conçut alors de splendides lieux de vacances. II construira le ravissant musée au Liechtenstein où les doigts des deux mains battaient musicalement au vent…

Il gagne enfin, en 1988 le concours du collège Triolet à Saint-Denis… Lors de l’inauguration, Ricardo expliqua aux merveilleuses fillettes de l’émigration : « Vous êtes des princesses et j‘ai voulu construire un palais pour vous », avant qu’elles ne lui jouent dans l’agora de son hall d‘entrée quelques scènes de la Belle Hélène d’Offenbach…

Ce collège en briques, en forme symbolique de colombe, oiseau de la sagesse, déploie ses ailes pour protéger l’adolescence. Il constitua, avec les volutes d’escalier qui s’affrontent en ying et yang érotique au collège Fabien à Montreuil, un des points d’ancrage précieux d’une reconquête possible du tissu sacrifié des communs parisiens, à la manière dont Biaggio Rossetti au quattrocento avait parsemé vingt ans Ferrare des germes de la ville future.

En 1982, Ricardo participe avec ses étudiants de Lille à notre exposition de la Porte d’Aubervilliers où Henri Lefebvre nous exhorta à nous constituer en avant garde ! Ses étudiants nous amenèrent de gigantesques maquettes de travail où Ricardo leur faisait imaginer une extension de Venise ou de Bruges, la cathédrale d’Albi en immeuble HLM ! Lille avait à l’époque un certain souffle !

Pédagogue hors pair, il y avait créé sa propre école dans l’école, bousculant quelque peu les catéchistes. Participant à des jurys, j’ai vécu cette atmosphère rare, cette fièvre créative, cette implication totale des élèves dans la transcendance du message, dans l’ambition du projet. Ricardo savait les conduire à l’ascèse spirituelle, leur apprendre comment maîtriser leur propre chaos pour faire danser les étoiles, selon ce vœu de Nietzsche qu’il aimait rappeler.

Dans ces années 80, nous avons proposé ensemble au ministère un projet d’école d’architecture, aux horaires calqués sur ceux des écoles d’ingénieurs, architecture, technologie mais philosophie, poésie, esthétique générale en plus

Après la première année, de sélection, l’école devait comprendre deux sections, l’une d’architectes créateurs, l’autre de maîtres d’ouvrage éclairés partageant une partie des disciplines…

Réinvité à Cuba, il pourra donner quelques cours aux jeunes Cubains, décidant ses amis américains à donner une bourse aux deux meilleurs d’entre eux

Ricardo siègera dans nos jurys de concours de collèges du 93 où il appuiera de sa forte autorité les meilleurs projets,

Six de ses élèves recevront alors leur première commande, un collège, en Seine Saint-Denis

Reprenant sa conception des unités de voisinage, protégées des nuisances de l’urbanisation sauvage dont il pressentait l’aggravation, il conçoit des petits ensembles d’habitats à Stains et La Courneuve qui abritent joliment des intimités doucement partagées.

Ricardo a depuis poursuivi son œuvre, avec l’aide précieuse de Renault, véritable Carnot, organisateur de la victoire porriste. Ensemble, ils ont parsemé la France de leurs gemmes fastueuses, de Cergy à Meulan, à Ermont, du Puy en Velay à Nantes…

Ricardo, de part et d’autre du miroir, nous allons poursuivre nos inlassables conversations où j’ai tant appris de ton immense culture, dans un débat infini, sans clôture. Agitant les alternatives dialectiques confrontées, parfois échangées, entre Epicure et Platon, le surhomme de Nietzsche et l’homme total de Marx, Eros et Thanatos, l’apollonien et le dionysiaque, le figuratif et l’abstrait, le corpusculaire et l’ondulatoire, l’éternel retour et la flèche du temps…

Ricardo, la mort ne peut vraiment t’atteindre car ton œuvre survit et te prolonge. L’humanité t’a choisi comme un de ceux qui incarnent le Dichter, le poète, qui scrute le lointain et nous indique ce qui est à venir ; Selon Lukacs, dans sa vie quotidienne comme dans ses bourrasques historiques, l’homme est un incessant fabriquant d’utopie. Tu en es le paradigme quand tu préfigure l’enveloppe physique du troisième monde, celui de la conscience, la ville comme une œuvre d’art, la Jérusalem céleste que tu appelais de tes vœux et de toute ton œuvre ...

Elena , Gabriella, nous vous assurons de notre amitié chaleureuse, de notre engagement à défendre et cultiver la mémoire du grand homme , sachez que vous disposez de toute notre affection vigilante , puisse-t-elle combler un peu du vide cruel et adoucir aujourd’hui votre peine

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Rédigé par Jean-Pierre Lefebvre

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